La leçon du déjeuner public
Qu’y a-t-il de commun entre le
berbériste qui déjeune publiquement au mois de ramadhan, le roi qui gracie un
violeur étranger de 11 enfants marocains, et celui qui dispose à sa guise des
caisses de l’état depuis 1962, semant la corruption sur terre et ruinant le
pays ?
Ce sont tous des péchés. On
pourrait en allonger la liste indéfiniment mais là n’est pas notre propos.
Ces trois nous suffisent, car ils
sont avant tout des indicateurs du degré de la qualité de la contrainte sociale.
Celle-ci est cette force qui vous pousse par exemple, à intervenir lorsque vous
êtes témoins d’un acte condamnable nuisible à l’ordre social, ou simplement
pour rappeler à l’ordre un enfant qui manquerait de respect à une vieille dame.
La désapprobation publique est une des forces qui participent à notre
éducation. Le regard des autres nous dissuade.
C’est une règle générale. Mais il
arrive que cette règle s’étiole, usée par la peur de représailles, par l’excès
d’injustice, ou par la lâcheté. Elle peut tomber à zéro, que Dieu nous en garde,
comme lorsque vous fuyez au lieu d’apporter assistance à une personne en danger
de mort. Et là c’est le désordre social absolu, la loi de la jungle qui règne.
La contrainte sociale est à la
société ce qu’est la pudeur pour l’individu. La pudeur joue de l’intérieur,
alors que la contrainte sociale est une force immanente extérieure.
La contrainte sociale peut être
manipulée de l’extérieur. Par exemple, après l’indépendance, quand on nous
montrait des couples qui se touchaient,
on éteignait la TV, ou bien on se levait… Puis avec le temps, on s’est habitué,
nous avons cessé même de dire un mot de désapprobation. Cela peut continuer
jusqu’au jour où l’on nous montrerait des scènes totalement inacceptables en
d’autres temps mais que nous regarderons
sans broncher, en famille, autour de la petite lucarne ouverte sur un monde qui
n’est pas le nôtre mais qui nous écrase, qui nous a vaincus.
Rien n’est innocent. Le mal n’a
pas été commis par la télévision (ou le cinéma et les media en général). Le mal
était en nous : nous avons laissé la contrainte sociale nous échapper,
nous lui avons refusé de jouer son rôle salutaire.
Nous rions de tout même de nos
valeurs les plus sacrées, on raconte des blagues infamantes envers notre religion,
notre révolution, nos martyrs.
Rien n’a plus de valeur à nos
yeux. Nous sommes devenus comme des paralysés, incapables du moindre effort
moral.
Nous avons été tétanisés, nous
sommes devenus insensibles à la perte de l’honneur (nîf), à la
souffrance des pauvres, à l’oppression, à tous ces thèmes qu’évoquent si
tragiquement de nombreuses chansons d’Ait Menguellat.
A l’origine de tout cela, il y a
bien sûr l’absence de vigilance de tout le monde, sans pour autant omettre de
signaler le rôle des puissances étrangères qui se permettent de s’ingérer dans
nos pays, sans retenue aucune.
Lorsqu’une société perd
soudainement ses repères comme dans le cas de l’Algérie, dès le premiers mois
de l’indépendance, elle perd d’abord le sens de l’échelle des valeurs et des
priorités.
On ne célébrait pas que le retour
joyeux à la maison des moudjahidines qui avaient combattu à l’intérieur. Des
meutes de loups qui rodaient à la frontière revenaient avec une fausse gloire, ayant
en tête un plan précis pour s’emparer du pouvoir.
C’est ainsi que petit à petit le
mal a fini par s’insinuer à tous les échelons de ‘’l’administration’’ et même
dans nos esprits.
Notre pays est devenu un immense
laboratoire où l’on a essayé toutes les techniques de l’art de casser un
peuple, de l’émasculer. Et cela avec la complicité de l’État, du sommet de
l’État.
Trop de gens ont cédé à la
tentation de la corruption. Celui qui vola 1000 dinars, osa en voler plus quand
il vit que personne ne disait mot. Certains finirent par s’emparer des caisses
de l’État. Lorsque cela finit par se savoir, on négocia avec eux pour qu’ils
restituent une partie, au lieu de les traduire en justice. Yâ khouya, t’en
as pris trop, radd chouya !
Le pire, c’est que tout le monde
sait et tout le monde se tait, et beaucoup n’ont pas d’autre choix que
d’acquiescer, car ils ont goûté eux aussi au fruit défendu.
Lorsque la racine du mal se situe
au sommet, les subordonnés n’ont qu’à prendre exemple. Pire, cette attitude de
complicité est devenue même un critère de l’avancement. On effectue des tests
pour la mesurer, pour s’assurer que ceux qui comptent suivent bien la voie
tracée.
Le roi du Maroc a signé un décret
de grâce pour un violeur étranger de onze enfants marocains. Il est possible qu’un
fonctionnaire abusant de la confiance du roi ait volontairement glissé le nom
de ce criminel dans la liste des 48 bénéficiaires de cette grâce. Ce fonctionnaire
abusant de la confiance de son roi, aurait pu agir pour tester le niveau de la
contrainte sociale, évaluer la valeur du peuple et voir s’il peut tenter une
‘’ouverture’’ plus grande au cas où personne ne dirait mot. Et grâce à Dieu le
peuple marocain s’est soulevé comme un seul homme pour condamner cette grâce.
Le responsable quel qu’il soit,
devra répondra de sa forfaiture. Il s’agit d’un acte grave qui révèle le degré
abyssal de pourriture de la société et de l’état marocain.
La corruption algérienne et la
corruption marocaine sont de même nature : elles reposent sur l’abus du
pouvoir.
Lorsque le berbériste déjeune
publiquement durant le mois de Ramadhan, il accomplit un acte inhabituel dans
notre histoire, en prenant sur lui-même la responsabilité de son acte. Il se
différencie de la corruption des deux
régimes en ce qu’il vise à manifester une idée. Il n’est pas un voleur. Il
cherche à dénoncer l’incurie et le laisser-aller du pouvoir en place dont nous
sommes victimes.
S’il ne s’agissait que d’un refus
d’observer le jeun du ramadan, rien ne l’empêchait de s’empiffrer chez lui.
Les berbéristes ont accompli un
acte de révolte, qui pourrait révéler au grand jour le degré de chute de la
contrainte sociale dans notre pays. Comme nous sommes plus prompts à réagir
quand il s’agit de choses qui touchent aux rites religieux, cela va peut-être
nous inciter à comparer le péché apparent de ce groupe, avec les violations
plus graves de l’enseignement de l’islam ; comme celles touchant la
gestion du trésor public, la paupérisation du pays, l’absence d’ambition réelle
pour notre peuple. Le gouvernement est tout fier d’annoncer chaque année qu’il y
aura du pain pour la population durant le mois de ramadan.
C’est le maximum qu’il a pu faire
jusqu’ici. Nous attendons autre chose que vivoter, à toujours craindre la
pénurie et l’augmentation des prix, nous aspirons à une liberté réelle, à vivre
comme les autres peuples dans la fierté, l’honneur et le respect.
Cette initiative des habitants de
Tizi Ouzou va manifester plus l’hypocrisie de l’état que la faiblesse de la foi
de ces déjeuneurs, dont certains ont réaffirmé qu’ils sont bel et bien
musulmans. Au lieu de mettre un contrôleur derrière tout jeûneur, l’état ferait
mieux de se soucier de trouver un frein à la ruine du pays, en commençant par
cesser de se comporter comme une bande de malfaiteurs. Un Etat qui contrevient
à la loi divine, n’a pas le droit d’imposer le respect de l’observance du jeun à
des musulmans, pas plus qu’il n’a le droit de collecter la zakât.
Il est fort possible que cet acte
de non-violence soit l’occasion d’un sursaut salutaire si nous prenons le temps
de voir comment en tirer les enseignements, si nous parvenons à faire
l’évidence du lien tordu et pas clair qui unit le régime aux islamistes :
les uns donnant une justification au régime, et ce dernier entretenant en
sous-main l’islamisme comme une menace permanente sur la sécurité des gens.
Car ce geste de Tizi-Ouzou est la
conséquence directe non pas de l’’’islamisation rampante’’, mais de
l’hypocrisie de l’état et de son inaction au cours des dernières 60 années. L’état
cherche à jouer le rôle de gestionnaire de la religion, mais il n’en a pas les
qualités requises. Son comportement est trop éloigné du modèle prophétique pour
se prévaloir du titre de défenseur de la religion.
Ce que veulent nous dire ces
déjeuneurs, c’est qu’ils agissent pour des idées, alors que toute la classe
politique algérienne n’a rien d’autre en vue que de s’en mettre plein les
poches.
Dans notre pays c’est
l’hypocritisation de la société qui est rampante (passez-moi ce néologisme). Où
irions-nous si le régime continue sur cette voie ?
Notre réaction est épidermique à
tout ce qui nous déplait. Nous avons tendance à anathématiser et à vouer aux
gémonies, même lorsque nous nous désolidarisons des takfiristes. Difficile de
nous départir de nos habitudes; tout cela par paresse intellectuelle.
Les causes des comportements des
gens ne se résolvent pas par le takfir et n’en deviennent pas plus claires et
évidentes. Elles sont plus sophistiquées qu’il n’y parait à première vue et ne
peuvent être résolues par un traitement unique.
La réflexion est donc
indispensable.
Rappelons-nous que lorsque le
SIDA est apparu beaucoup le perçurent comme un châtiment divin. Pas seulement
les musulmans. Il y a peut-être du vrai en cela. Mais devait-on rester les bras
croisés face à ce fléau, et attendre qu’il s’en aille de lui-même. Des hommes y
ont vu une maladie et se sont mis à l’étudier, à en identifier la cause, à en chercher
le fonctionnement du virus et les moyens de le contrer.
Nous n’avons pas à nous mêler des
péchés des autres et surtout pas en faire un motif pour les excommunier. A part
ceux qui sont clairement définis comme tels par le Coran et qui sont rares.
Le Coran nous interdit de
dire : « Tu n’es pas un croyant ! » à celui qui se dit
musulman.
Les sociologues occidentaux
avaient illustré la définition du ‘’fait social’’ en affirmant que lorsqu’un
chrétien devient musulman, il s’agit d’un fait personnel et individuel, alors
que lorsqu’un musulman devient chrétien, il s’agit d’un fait social. »
Ils voulaient dire par là que la
société musulmane est d’une force de cohésion sociale telle qu’elle prend soin
jalousement de tous ses sujets, parce que l’islam leur confère un foi si
puissante qu’il faut qu’elle soit vraiment atteinte par un coup extrêmement dur
pour qu’elle perde un seul de ses éléments. On peut la comparer à cette
construction renforcée par du plomb dont parle le Coran (on dirait aujourd’hui en béton armé) qui
la protège contre toute perte et la rend indestructible grâce à l’esprit de
solidarité qui les unit.
Le Coran nous ordonne de faire
preuve de dureté envers les impies qui nous combattent et d’être pleins de
compassion entre nous les croyants. Or malheureusement nous assistons parfois à
des agissements qui sont à l’inverse de cette recommandation.
Le takfîr, la menace ne sont pas
productifs et ne plaisent pas à Dieu qui recommande la douceur, la sagesse et
la bonne exhortation en plusieurs versets du Coran.
C’est à la promotion d’un tel
esprit que devrait s’atteler un état musulman, pas à jouer les inimitiés entre
les croyants et à semer la zizanie entre eux.
Abû al-‘Atâhiya
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